7
Le lendemain matin, Andy Bellefleur m’a téléphoné pour me donner le feu vert : je pouvais rouvrir le bar.
Avant même qu’on ait enlevé le cordon de sécurité, Sam était de retour. J’étais si contente de le revoir que les larmes me sont montées aux yeux. Gérer Chez Merlotte s’était révélé beaucoup moins évident que je ne l’avais imaginé. Il y avait constamment des décisions à prendre et une foule de gens à satisfaire : les clients, les employés, les fournisseurs, les livreurs... Le comptable avait appelé pour me poser des questions auxquelles je n’avais pas su répondre. Les factures d’eau, de gaz et d’électricité étaient à payer dans trois jours et je n’avais pas la signature pour les chèques. Il y avait un paquet de fric à déposer d’urgence à la banque. Et le jour de paie des employés n’allait pas tarder.
Sam n’avait pas franchi la porte que je brûlais déjà de me décharger sur lui de tous ces problèmes. Au lieu de quoi, j’ai respiré un bon coup et je lui ai demandé des nouvelles de sa mère.
Il m’a serrée un bref instant dans ses bras, m’étreignant mollement, avant de s’effondrer dans son vieux fauteuil qui grinçait. Puis il a posé les pieds sur le coin de son bureau en poussant un énorme soupir de soulagement.
— Elle parle, elle marche et son état s’améliore de jour en jour, a-t-il fini par me répondre. Et, pour la première fois, on n’a pas eu besoin d’inventer toute une histoire pour expliquer pourquoi elle guérissait si vite. On l’a ramenée chez elle, ce matin. Elle était déjà prête à prendre le chiffon et le balai ! Maintenant qu’ils ont eu un peu de temps pour se faire à l’idée, mon frère et ma sœur la bombardent de questions. On dirait même qu’ils sont jaloux que je sois le seul petit changeling de la famille !
J’ai été tentée de lui demander comment les choses évoluaient pour son beau-père, mais il était évident que Sam n’aspirait qu’à se replonger dans son train-train quotidien. J’ai quand même attendu un peu pour voir s’il allait aborder le sujet. Mais il est tout de suite passé au concret, me demandant si on avait reçu « les charges du mois » – entendez les factures d’eau, de gaz et d’électricité. Intérieurement, je l’ai béni de me tendre la perche et j’ai sauté sur l’occasion pour lui parler de la liste de sujets que je voulais aborder avec lui, liste que j’avais rédigée de ma plus belle écriture et posée bien en évidence sur son bureau.
La première ligne concernait la décision que j’avais prise d’engager Tanya et Amélia, certains soirs, pour remplacer Arlène.
Sam s’est rembruni.
— Arlène travaillait pour moi depuis l’ouverture du bar, a-t-il grommelé. Ça va me faire bizarre de ne plus l’avoir. C’est vrai qu’elle me tapait sur le système depuis un moment, mais je me disais que, tôt ou tard, elle finirait par se reprendre. Tu crois qu’elle reviendra sur sa décision ?
— Peut-être, maintenant que tu es rentré, ai-je répondu, même si j’en doutais sérieusement. Mais elle vire de plus en plus intégriste, avec le temps, ai-je aussitôt ajouté, au cas où il s’emballerait. Je ne pense pas qu’elle pourra bosser pour un changeling, Sam. Je suis désolée.
Il a secoué la tête. Vu la situation de sa mère et la réaction mitigée du peuple américain à la Grande Révélation bis, je n’étais pas étonnée de le voir aussi maussade. Il n’y avait vraiment pas de quoi sauter au plafond.
J’avais été au courant de l’existence des changelings avant la plupart des gens, mais, il n’y avait pas si longtemps, je vivais moi aussi dans l’ignorance de cet autre monde. Je ne m’étais pas aperçue que certaines de mes connaissances étaient des hybrides parce que je n’imaginais même pas qu’un truc pareil puisse exister. Vous pouvez avoir tous les indices que vous voulez, vous ne saurez pas les interpréter, si vous ne comprenez pas d’où ils sortent. Je m’étais toujours demandé pourquoi j’avais du mal à lire dans les pensées de certaines personnes, pourquoi leur signature mentale était si différente des autres. Mais comment aurais-je pu attribuer ça à la capacité qu’avaient lesdites personnes de se changer en animaux ? Ça ne m’était tout bonnement jamais venu à l’esprit.
— Tu crois que le commerce va ralentir parce que je suis un changeling ou à cause du meurtre ? s’est inquiété Sam.
Puis, précipitamment, il s’est repris.
— Pardon, Sookie. J’avais complètement oublié que Crystal était ta belle-sœur.
— Je n’ai jamais été très fan de Crystal, et tu le sais parfaitement, ai-je répliqué d’un ton aussi détaché que possible. Mais je trouve que ce qu’on lui a fait est terrible. Peu importe ce qu’elle était ou comment elle se comportait.
Sam a opiné du bonnet en silence. Je ne l’avais jamais vu si sombre, si grave. Sam était un être solaire.
— Oh ! me suis-je soudain exclamée, au moment où je me levais pour sortir.
J’ai commencé à me balancer d’un pied sur l’autre. Puis j’ai pris une profonde inspiration et je me suis jetée à l’eau.
— Au fait, on s’est mariés, Eric et moi.
Si j’avais cru faire ma sortie sur une note un peu légère, j’étais tombée complètement à côté. Sam a bondi de son siège et m’a saisie par les épaules.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as fait ?
— Je n’ai rien fait du tout, ai-je rétorqué, un peu secouée quand même par tant de véhémence. C’est Eric qui a tout manigancé.
Et je lui ai raconté l’histoire du poignard.
— Et tu ne t’es pas rendu compte que ce couteau avait une signification particulière ?
— Je ne savais même pas que c’était un couteau ! ai-je protesté.
Il commençait à me chauffer les oreilles. Mais je parvenais encore à garder mon calme.
— Bobby ne me l’a pas dit, ai-je expliqué. Je suppose qu’il ne le savait pas lui-même, sinon je l’aurais lu dans ses pensées.
— Mais qu’est-ce que tu as fait de ton bon sens ? Il faut être complètement stupide pour faire un truc pareil !
Ce n’était pas précisément la réaction à laquelle je m’attendais de la part d’un mec pour lequel je m’étais fait un sang d’encre et pour lequel j’avais tout de même bossé comme une malade pendant des jours (trois).
— Bon. Eh bien, laisse-moi donc rentrer chez moi, comme ça, tu n’auras plus à supporter ma stupidité, ai-je répliqué, me drapant dans mon orgueil blessé. J’imagine que je peux prendre mes cliques et mes claques, maintenant que tu es rentré et que je n’ai plus à être sur le pied de guerre vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour m’assurer que tout roule dans ton bar.
— Excuse-moi...
Trop tard. J’étais déjà montée sur mes grands chevaux et je suis sortie de Chez Merlotte au triple galop. J’avais franchi la porte de service avant que le plus entamé de nos alcoolos notoires n’ait pu compter jusqu’a cinq. A six, j’étais dans ma voiture. J’étais folle de rage, j’étais triste... et je soupçonnais Sam d’avoir raison. C’était ça qui me mettait le plus en rogne : je savais bien que j’avais fait quelque chose de stupide, et les explications d’Eric ne changeaient rien à l’affaire.
J’étais de service du soir. J’avais donc jusqu’à 17 heures pour essayer de me reprendre. Car il était hors de question que je me fasse porter pâle. Qu’on soit en froid ou pas, Sam et moi, le boulot passait en premier.
Je n’avais pas envie de rentrer directement à la maison, où il allait bien falloir que je remette un peu d’ordre dans mes idées pour le moins embrouillées. Alors, au lieu de tourner à gauche dans Hummingbird Road, j’ai pris la direction de Taras Togs. Je n’avais pas beaucoup revu Nikkie depuis qu’elle avait convolé avec JB du Rone. Mais l’aiguille de ma boussole interne pointait dans sa direction. Heureusement, Nikkie était seule au magasin. McKenna, son assistante, travaillait à temps partiel. Nikkie a émergé de l’arrière-boutique en entendant la porte tinter. Elle a bien semblé un peu surprise de me voir, mais elle m’a souri. Bien qu’on ait eu des hauts et des bas, Nikkie et moi, notre amitié avait tenu le coup. Tant mieux.
— Quoi de neuf ? m’a-t-elle lancé, séduisante en diable dans son pull tout simple d’un joli bleu canard.
Nikkie est vraiment une belle fille : grande (plus grande que moi, en tout cas), élancée... Et c’est une excellente femme d’affaires.
— J’ai fait une grosse bêtise et je suis un peu paumée, lui ai-je annoncé d’emblée.
— Raconte.
On est allées s’installer à la table sur laquelle étaient posés les catalogues de robes de mariée. Elle a poussé sa boîte de Kleenex vers moi – Nikkie sait toujours quand je vais pleurer.
Alors, je lui ai tout déballé, en commençant par ce qui s’était passé à Rhodes, quand, une fois de plus, on avait échangé nos sangs, Eric et moi. Une fois de trop. Je lui ai parlé de l’étrange relation qui en avait résulté.
— Attends, que je comprenne bien, m’a-t-elle interrompue. Eric s’est dévoué pour éviter qu’un autre vampire, encore plus dangereux, te morde, c’est ça ?
J’ai hoché la tête en me tamponnant les yeux.
— Waouh ! quel sens du sacrifice !
Nikkie avait eu quelques déboires avec nos amis les déterrés. On ne pouvait donc pas lui en vouloir si elle avait le sarcasme facile, en ce qui les concernait.
— Crois-moi, des deux maux, c’était vraiment le moindre.
Et, tout à coup, je me suis dit : « Tu serais libre, maintenant, si, cette nuit-là, c’était André qui t’avait sucé le sang ! » André, en effet, était mort (définitivement mort) dans l’explosion de l’hôtel. Mais à quoi bon regretter ce qui n’avait de toute façon pas eu lieu ? Ce n’était pas comme ça que les choses s’étaient passées, et je n’étais pas libre. Cela dit, les chaînes que je portais aujourd’hui étaient plutôt sexy...
— Et alors ? Qu’est-ce que tu ressens pour Eric exactement ? m’a demandé Nikkie.
— Je ne sais pas. Il y a des trucs qui pourraient presque me plaire, chez lui, et d’autres qui me fichent carrément la trouille. Et puis, physiquement... enfin, tu vois... c’est un véritable aimant. Mais il me fait des mauvais plans. Il me manipule en prétendant que c’est pour mon bien. Même si je crois qu’il tient sincèrement à moi, c’est à son propre intérêt qu’il pense en premier.
J’ai poussé un profond soupir.
— Pardon. Je t’embête avec mes histoires, me suis-je désolée.
— C’est précisément pour ça que j’ai épousé JB, a-t-elle déclaré, ignorant délibérément mes jérémiades. Pour ne pas avoir à me prendre la tête avec ce genre d’histoire.
Et elle a ponctué cette sortie d’un vigoureux hochement de tête pour confirmer la justesse de sa décision.
— Oui, mais il est pris, maintenant, et il n’a pas de frère jumeau. Alors, je peux difficilement t’imiter.
J’ai essayé de sourire. Sans grand succès. Être mariée à un type comme JB devait être plutôt reposant, en effet. Mais est-ce que c’était ça, le mariage ? Se vautrer pour la vie dans un Relax ? Au moins, avec Eric, on ne s’ennuyait jamais. JB avait beau être adorable, sa conversation était quand même un peu limitée.
Sans compter qu’au sein de leur couple, Nikkie allait être obligée d’endosser toutes les responsabilités. Mais elle n’était pas bête, et elle ne s’était jamais laissé aveugler par ses sentiments. Par d’autre chose, peut-être, mais pas par ses sentiments. Je savais qu’elle avait parfaitement compris les règles du jeu, et ça n’avait pas l’air de la déranger outre mesure. Pour elle, c’était plutôt rassurant de tenir la barre, et même valorisant : elle aimait commander. Quant à moi, je tenais à gérer ma vie comme je l’entendais, bien sûr, et je refusais qu’on me dicte ma conduite, mais ma conception du mariage tenait davantage du partenariat – un modèle plus démocratique que monarchique, en somme.
— Bon, résumons, a repris Nikkie, imitant à la perfection un de nos profs de lycée. Eric et toi avez couché ensemble par le passé ?
J’ai opiné du bonnet. Et comment !
— Et maintenant, les vampires de Louisiane ont une dette envers toi parce que tu leur as rendu un service – et je ne veux pas savoir de quel service il s’agit, ni pourquoi tu l’as fait.
J’ai opiné de plus belle.
— En plus, Eric te tient plus ou moins sous sa coupe à cause de ce lien de sang ou je ne sais quoi. Ce qu’il n’avait pas forcément prémédité, on peut au moins lui accorder ça.
— Han han.
— Et, maintenant, il s’est arrangé pour que tu sois sa... quoi ? Sa fiancée ? Sa femme ? Mais toi, tu ne savais pas ce que tu faisais.
— C’est ça.
— Et Sam te traite d’idiote parce que tu as obéi bêtement à Eric ?
J’ai haussé les épaules.
— Han han.
À ce moment-là, Nikkie a été obligée de s’occuper d’une cliente. Mais ça n’a pas duré plus de quelques minutes (Riki Cunningham voulait payer la robe qu’elle avait commandée pour sa fille en prévision du bal de promo du lycée). Quand Nikkie a repris sa place en face de moi, elle était prête à me donner son opinion sur mon problème.
— Écoute, Sookie, au moins, Eric tient un peu à toi et il ne t’a jamais fait de mal. C’est vrai que tu aurais pu faire un peu plus gaffe, quand même. Je ne sais pas si c’est à cause de cette histoire de lien de sang ou parce que tu es tellement accro que tu ne poses pas assez de questions – ça, tu es la seule à le savoir. Mais ça pourrait être pire. Les humains n’ont pas besoin d’être au courant de cette histoire de poignard. Et Eric n’est pas là le jour : ça te laissera du temps libre pour réfléchir. Sans compter qu’il a sa boîte à faire tourner et qu’il ne pourra donc pas te coller aux baskets. Et les nouveaux grands vampires manitous seront obligés de te laisser tranquille parce qu’ils ne veulent pas d’ennuis avec Eric. Pas si négatif, finalement, comme bilan, hein ?
Elle m’a souri et, moins d’une minute plus tard, j’en faisais autant. Je commençais à remonter la pente.
— Merci, Nikkie. Tu crois que Sam va arrêter de me faire la tête ?
— Si tu espères qu’il va s’excuser de t’avoir insultée, oublie. Primo, il a raison et, deuzio, c’est un homme. Il a ce fichu chromosome, tu sais. Mais vous vous êtes toujours bien entendus, tous les deux, et il a une dette envers toi parce que tu t’es occupée du bar. Ne t’inquiète pas : d’après moi, il mettra de l’eau dans son vin.
J’ai jeté mes Kleenex mouillés dans la poubelle au pied de la table et j’ai adressé un sourire encore un peu tremblant à ma grande copine.
— En attendant, j’ai une nouvelle à t’annoncer, moi aussi, a-t-elle repris.
Elle a respiré un grand coup.
— C’est quoi ? lui ai-je demandé, ravie de constater qu’on se faisait des confidences comme au bon vieux temps.
— Je vais avoir un bébé, a-t-elle déclaré.
Son visage s’est crispé, et elle a fait la grimace.
Oh oh ! Terrain miné.
— Tu n’as pas l’air de sauter au plafond, ai-je prudemment commenté.
— J’avais pas prévu d’avoir des gosses, moi. Et JB était d’accord.
— Et ?
— Eh bien, même avec les multiples moyens de contraception actuels, un accident est si vite arrivé... a-t-elle marmonné, en examinant ses mains croisées sur la couverture glacée d’un Mariage magazine. Et je ne peux pas... tu vois. C’est le nôtre. Donc...
— Est-ce que... est-ce que tu crois que tu pourras le prendre autrement, avec le temps ?
Elle a vainement essayé de sourire.
— JB est super content. C’est dur pour lui de garder un secret. Mais j’ai voulu laisser passer les trois premiers mois. Tu es la première à qui je le dis.
— Je suis persuadée que tu seras une bonne mère, ai-je affirmé en lui tapotant l’épaule.
— Tu crois vraiment ?
Elle avait l’air – et était – réellement terrorisée. Les parents de Nikkie avaient été de ceux qui finissent parfois par se faire descendre par leurs propres enfants. Nikkie avait une sainte horreur de la violence et elle n’aurait pas voulu toucher à un fusil, mais je ne crois pas que ça aurait surpris grand-monde si les parents Thornton avaient disparu un beau jour. Certains auraient même applaudi.
— Oui, je le pense sincèrement, Nikkie.
Et je ne mentais pas. Je pouvais l’entendre se promettre d’effacer tout ce que sa mère lui avait fait endurer en s’efforçant d’être la meilleure mère possible pour son propre enfant. Et, dans son cas, ça voulait dire être sobre, douce, polie, ne jamais dire un mot plus haut que l’autre et avoir toujours un compliment à la bouche.
— J’irai à toutes les fêtes d’école et à tous les conseils de classe, a-t-elle affirmé, avec une telle ferveur que c’en était presque effrayant. Je ferai des brownies. Mon enfant sera bien habillé, avec des vêtements neufs et des chaussures à sa pointure. Il sera à jour pour ses vaccins et il aura même un appareil dentaire si nécessaire. On va commencer à économiser pour l’université dès la semaine prochaine. Et je lui dirai que je l’aime tous les jours que Dieu fait.
Si ce n’était pas un super programme pour être une bonne mère, ça ! Je n’aurais pas pu en imaginer de meilleur, en tout cas.
Quand je me suis levée pour partir, on s’est serrées dans les bras l’une de l’autre. «C’est ça, l’amitié », ai-je songé.
Je suis rentrée chez moi, j’ai avalé un déjeuner tardif et j’ai enfilé ma tenue de serveuse.
Quand le téléphone a sonné, j’ai cru que c’était Sam qui appelait pour qu’on fasse la paix. Mais la voix, à l’autre bout du fil, était celle d’un homme plus âgé, une voix qui ne m’était pas familière.
— Allô ? Octavia Fant est-elle là, s’il vous plaît ?
— Non, monsieur, elle est sortie. Est-ce que je peux prendre un message ?
— Si cela ne vous dérange pas.
— Pas du tout.
Il y avait toujours un bloc-notes et un crayon, sur le plan de travail, en dessous du téléphone.
— Dites-lui, je vous prie, que Louis Chambers a essayé de la joindre. Je vous laisse mon numéro.
Ce qu’il a fait lentement et en articulant bien. J’ai pris soin de le répéter pour être sûre de l’avoir bien noté.
— Demandez-lui de me rappeler, s’il vous plaît. En PCV, bien sûr.
— Je veillerai à ce qu’elle ait votre message.
— Merci.
Mmm. Je ne pouvais pas lire dans les pensées des gens au téléphone – ce que, en temps ordinaire, je considérais comme une bénédiction. Mais j’aurais bien aimé en savoir un peu plus sur ce M. Chambers.
Quand Amélia est rentrée, peu avant 17 heures, Octavia était avec elle. Octavia avait dû remplir des dossiers de candidature et déposer des CV dans tout Bon Temps pendant qu’Amélia passait l’après-midi dans sa compagnie d’assurances. C’était au tour d’Amélia de préparer à dîner et, bien qu’étant attendue Chez Merlotte, je n’ai pas pu m’empêcher de m’attarder un peu pour la regarder passer à l’action. Avec cette énergie qui la caractérisait, elle s’est lancée dans la confection d’une sauce pour les spaghettis. Pendant qu’elle commençait à émincer des oignons et un poivron, j’ai tendu à Octavia son message.
Au bruit bizarre qu’elle a fait en le lisant, j’ai cru qu’elle allait s’étouffer. Elle s’est figée si brusquement qu’Amélia est restée le couteau en l’air, attendant, comme moi, que notre coloc lève les yeux de son bout de papier pour daigner nous expliquer ce qui lui arrivait. En vain.
Au bout d’un moment, je me suis aperçue qu’elle pleurait et je me suis ruée sur le rouleau d’essuie-tout. J’ai essayé de lui glisser la feuille de papier discrètement dans la main, comme si de rien n’était.
Le regard rivé à sa planche à découper, Amélia s’est remise à hacher de plus belle, pendant que je regardais la pendule et commençais à chercher mes clés de voiture dans mon sac, mettant, comme par hasard, un temps fou à les trouver.
— Il avait l’air bien ? m’a soudain demandé Octavia d’une voix étranglée.
— Oui, lui ai-je répondu (pour autant qu’on peut juger de l’état de quelqu’un au téléphone). Il semblait impatient de vous parler.
— Oh ! il faut que je le rappelle ! s’est-elle affolée.
— Pas de problème. Allez-y. Et ne vous embêtez pas avec le PCV. Avec la facture détaillée, on sait exactement combien coûte chaque coup de fil.
J’ai jeté un coup d’œil à Amélia, en haussant un sourcil interrogateur. Elle a secoué la tête : elle non plus n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait.
Octavia a composé le numéro d’un doigt tremblant. Elle a collé le combiné contre son oreille dès la première sonnerie. J’ai tout de suite su quand Louis Chambers décrochait : elle a fermé les yeux très fort et elle s’est cramponnée au téléphone comme si sa vie en dépendait.
— Oh, Louis ! a-t-elle soufflé, des trémolos dans la voix. Oh ! Dieu merci ! Tu vas bien ?
C’est à ce stade de la conversation qu’on s’est éclipsées, Amélia et moi. Ma coloc m’a accompagnée à ma voiture.
— Tu n’avais jamais entendu parler de ce Louis ?
— Elle n’a jamais abordé le sujet de sa vie privée, durant mon initiation. Mais d’autres sorciers m’ont dit qu’elle avait une relation suivie. Elle n’a jamais prononcé le nom de Louis depuis qu’elle est ici, en tout cas. Elle n’avait pas de nouvelles depuis Katrina, apparemment.
— Elle devait penser qu’il n’avait pas survécu.
On s’est regardées en ouvrant des yeux comme des soucoupes.
— Sacré choc, hein ? Bon. Eh bien, il se pourrait fort qu’on perde notre coloc.
Elle n’avait pas voulu laisser paraître son soulagement, mais, forcément, je l’ai capté. J’ai alors compris qu’en dépit de l’affection qu’elle portait à Octavia, pour Amélia, habiter avec son mentor, c’était un peu comme si elle était de nouveau au lycée et qu’elle devait vivre avec un de ses profs sur le même palier.
— Faut que j’y aille, lui ai-je dit. Tiens-moi au courant. Envoie-moi un sms s’il se passe un truc important.
Communiquer par sms : encore un truc que ma coloc préférée m’avait enseigné.
Bravant la fraîcheur du soir, Amélia s’est installée dans une des chaises longues qu’on avait récemment sorties de la remise pour faire venir le printemps.
— Dans la seconde, m’a-t-elle assuré. Je vais attendre ici quelques minutes, avant d’aller voir ça de plus près.
J’ai sauté dans ma voiture, en espérant que le chauffage allait rapidement réchauffer l’habitacle, et j’ai foncé vers le bar. Dans la pénombre du crépuscule, j’ai aperçu un coyote. D’habitude, ils sont trop malins pour se faire repérer. Mais celui-là trottait allègrement sur le bas-côté, comme s’il avait un rendez-vous en ville. Peut-être que c’était un vrai coyote. Ou peut-être que c’était un changeling... Quand je pensais à tous les opossums et à tous les ratons laveurs écrasés que je voyais sur le bord de la route, tous les matins ! Combien d’hybrides s’étaient fait ainsi bêtement tuer ? Peut-être que certains des morts dont les flics ne retrouvaient jamais les assassins étaient en réalité des gens qui avaient été victimes d’un accident sous leur apparence animale. Je me souvenais parfaitement que toute trace animale avait disparu du cadavre de Crystal, quand on l’avait descendue de la croix, après avoir retiré les clous – des clous qui, j’en étais sûre, devaient être en argent, d’ailleurs. Il y avait encore tant de choses que j’ignorais !
Quand je suis arrivée Chez Merlotte, la tête pleine de plans pour me réconcilier avec mon patron, je suis tombé en pleine dispute entre Sam et Bobby Burnham. Il faisait presque nuit, à présent : Bobby n’aurait plus dû être de service. Il se tenait pourtant bel et bien dans le couloir, juste devant le bureau de Sam. Il était écarlate et, manifestement, fou de rage.
— Qu’est-ce qui se passe, Bobby ? lui ai-je lancé. Vous vouliez me parler ?
— Ouais. Et ce pauvre type refusait de me dire à quelle heure vous preniez.
— Ce « pauvre type » est mon patron, et il fait ce qu’il veut chez lui, ai-je rétorqué. Bon, maintenant que je suis là, qu’est-ce que vous me voulez ?
— Eric m’a ordonné de vous donner cette lettre et de vous dire que j’étais à votre entière disposition. Je suis même censé laver votre voiture si vous me le demandez.
Bobby était passé de l’écarlate au violet. Si Eric croyait l’amener à de meilleurs sentiments en l’humiliant publiquement, il débloquait complètement. Maintenant, Bobby Burnham allait me haïr jusqu’à la fin des temps.
— Merci, Bobby, lui ai-je dit, en prenant l’enveloppe qu’il me tendait. Vous pouvez retourner à Shreveport.
Je n’avais pas fini ma phrase qu’il avait déjà passé la porte. J’ai jeté un vague coup d’œil à l’enveloppe blanche et je l’ai fourrée dans mon sac.
— Comme si tu avais besoin d’un ennemi supplémentaire ! a maugréé Sam, avant de rentrer dans son bureau au pas de charge.
« Comme si j’avais besoin d’un ami qui se conduit comme un crétin ! » ai-je rétorqué en moi-même. Bonjour la réconciliation !
J’ai suivi Sam pour ranger mon sac dans le tiroir de son bureau. On n’a pas échangé un seul mot. Je suis passée par la réserve pour prendre un tablier.
Antoine venait de balancer le sien dans le panier à linge sale et en enfilait un propre.
— D’Eric m’est rentré d’dans avec un bocal plein de jalapenos. Il m’a fichu du jus partout, m’a-t-il expliqué. Je supporte pas cette odeur.
— Hou ! ai-je fait, comme les relents me montaient aux narines. Je te comprends.
— La mère de Sam va bien ?
— Oui, elle est sortie de l’hôpital.
— Tant mieux.
J’ai cru qu’Antoine allait ajouter quelque chose, mais, s’il en avait eu l’intention, il a dû changer d’avis. Il a traversé le couloir pour aller frapper à la porte de la cuisine. D’Eric lui a ouvert et s’est effacé pour le laisser entrer. Trop de clients s’étaient trompés de porte, par le passé. Du coup, le cuistot verrouillait la sienne en permanence. Il en avait une autre qui donnait dehors, directement sur les poubelles.
Je suis passée devant le bureau de Sam sans regarder à l’intérieur. Il ne voulait pas me parler ? Très bien, je ne lui parlerais pas non plus. Et ne me dites pas que c’était puéril. Je le savais déjà.
La première chose que j’ai pu constater en prenant mon service, c’était que les fédéraux étaient toujours à Bon Temps – rien de franchement étonnant là-dedans. Face à face sur leurs banquettes, deux bières et une petite portion de beignets de légumes posée devant eux, Weiss et Lattesta semblaient en grande conversation. À une table voisine, tel un monarque sur son trône, beau, souverain, distant, était assis Niall Brigant.
Décidément, c’était la journée des surprises ! J’ai expiré à petites bouffées et je suis allée m’occuper de mon arrière-grand-père en premier. Il s’est levé à mon approche. Ses longs cheveux d’ange retenus par un ruban noir dans la nuque, Niall, comme toujours, était habillé comme le prince qu’il était : costume sur mesure et chaussures de luxe. Mais, ce soir-là, il avait troqué son habituelle cravate noire contre celle que je lui avais offerte pour Noël, à rayures rouges, noires et or. Il était superbe. Chez lui, tout rutilait. Sa chemise n’était pas juste blanche et bien repassée : elle était immaculée et impeccablement amidonnée. Son complet n’était pas simplement noir : il semblait taillé à même la nuit, une nuit d’encre, sans le moindre grain de poussière, et sans le moindre faux pli. Et ses chaussures paraissaient n’avoir jamais été portées. Sans parler de la myriade de fines ridules, sur son beau visage, qui ne faisaient qu’en rehausser la perfection et mettre en valeur ses yeux d’un vert étincelant. Loin de diminuer sa beauté, son âge ne le rendait que plus distingué. Il était si éblouissant que le regarder était presque douloureux.
Il m’a prise dans ses bras et a déposé un baiser éthéré sur ma joue.
— Sang de mon sang, a-t-il murmuré.
Ça m’a fait sourire. Niall avait une certaine tendance à la grandiloquence. Et il avait tellement de mal à se faire passer pour un humain ! J’avais eu un petit aperçu de sa véritable apparence : une expérience... aveuglante. Cependant, puisque personne d’autre n’ouvrait des yeux comme des soucoupes, dans le bar, j’en ai déduit que j’étais la seule à voir qu’il était différent du commun des mortels.
— Je suis tellement contente de vous voir, Niall.
Ça me faisait toujours très plaisir qu’il me rende visite. Et puis, pour être honnête, ça flattait mon ego. Être l’arrière-petite-fille de Niall, c’était un peu comme faire partie de la famille d’une rock-star : il menait une existence que je ne pouvais même pas imaginer, allait dans des endroits où je n’irais jamais et détenait un pouvoir qui me dépassait. Pourtant, de temps en temps, il trouvait un moment à me consacrer et, pour moi, chaque fois, c’était Noël.
— Ces humains, en face de moi, ne parlent que de toi, a-t-il murmuré.
— Savez-vous ce qu’est le FBI ?
Niall était si vieux qu’après un millénaire, il avait tout bonnement arrêté de compter. Il lui arrivait donc de commettre quelques petites erreurs de plus d’un siècle sur une date. Mais c’était un vrai puits de science. J’ignorais néanmoins ce qu’il savait du monde moderne – humain, s’entend.
— Une agence gouvernementale de renseignement qui collecte des informations sur les hors-la-loi et les terroristes à travers tous les États-Unis.
J’ai hoché la tête.
— Mais tu n’es que bonté ! s’est étonné Niall.
Quand je vous disais qu’il avait tendance à en rajouter...
— Comment pourrais-tu être une criminelle ou une terroriste ? a-t-il ajouté.
— Merci, mais je ne pense pas qu’ils veuillent m’arrêter. Je les soupçonne plutôt de chercher à savoir comment j’obtiens certains résultats et, s’ils ne me croient pas cinglée, de vouloir me faire travailler pour eux. C’est ce qui les a amenés ici. Mais ils ont été... distraits.
Ce qui m’a tout naturellement permis d’aborder le délicat sujet qui me préoccupait.
— Savez-vous ce qui est arrivé à ma belle-sœur ?
C’est à ce moment-là que des clients m’ont appelée pour renouveler leurs consos, forcément. Et, forcément, ça m’a pris un temps fou. Heureusement, Niall m’a attendue. On aurait vraiment dit une tête couronnée, sur sa chaise au dossier souillé de graffitis. Il a repris la conversation exactement là où on l’avait laissée :
— Oui, je sais ce qui lui est arrivé.
Son visage était resté de marbre, mais j’ai soudain senti comme une onde glacée qui émanait de lui. Si j’avais eu quelque chose à voir avec la mort de Crystal, j’aurais flippé.
— Comment l’avez-vous su ?
Il n’avait jamais prêté la moindre attention à Jason. En fait, il semblait même avoir une dent contre lui.
— Je m’intéresse toujours à la raison pour laquelle une personne qui t’est plus ou moins proche – et donc qui a une relation plus ou moins directe avec moi – passe de vie à trépas.
Il ne semblait pas le moins du monde affecté par la mort de Crystal. Mais, si l’affaire l’intéressait, peut-être qu’il m’aiderait... On aurait pu penser qu’il aurait voulu innocenter Jason, qui était tout de même son arrière-petit-fils aussi sûrement que j’étais son arrière-petite-fille. Mais Niall n’avait jamais manifesté le désir de rencontrer mon frère, ni, à plus forte raison, de le fréquenter.
Antoine a fait tinter la cloche pour me signaler qu’une de mes commandes était prête, et je me suis précipitée vers le passe-plat pour servir leurs doubles cheeseburgers à Sid Matt Lancaster et à Bud Dearborn. Veuf de fraîche date, Sid Matt s’estimait désormais trop vieux, j’imagine, pour se préoccuper encore de ses artères, et Bud n’avait jamais vraiment veillé à son alimentation.
— Vous savez qui a fait ça ? ai-je demandé à Niall, dès que j’ai pu retourner à sa table. Les panthères aussi sont sur le coup.
J’ai posé une deuxième serviette en face de lui pour donner le change vis-à-vis des clients.
Niall n’avait rien contre les panthères. En fait, quoique les fées se considèrent comme des êtres à part et très supérieurs à toutes les autres espèces de Cess, Niall (entre autres, je suppose) respectait les changelings – contrairement aux vampires, pour qui ils étaient des citoyens de seconde zone.
— Je mènerai ma petite enquête. Mais d’autres choses me préoccupent depuis quelque temps. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’ai pu te rendre visite plus souvent. L’orage gronde.
Et zut ! Comme si je n’avais pas déjà assez d’ennuis comme ça !
— Mais je ne veux pas que cela te contrarie, s’est-il empressé d’ajouter. Ne t’inquiète pas : je m’en charge.
Ai-je déjà mentionné que Niall avait sa fierté ?
Mais comment ne pas m’inquiéter ? Dans une ou deux minutes, j’allais devoir aller servir d’autres clients, et je refusais de m’éloigner avant d’avoir compris ce qu’il voulait dire. Niall ne me rendait pas souvent visite et, quand il venait, il ne traînait pas vraiment : je devais saisir la chance que j’avais de lui parler.
J’ai pris au plus court.
— Qu’est-ce qui se passe, Niall ?
— Je veux que tu fasses très attention à toi, m’a-t-il dit. Et, si tu vois une autre fée, en dehors de Claude et Claudine, appelle-moi sur-le-champ.
— Pourquoi m’occuperais-je des autres fées ?
Puis la lumière s’est soudain faite dans ma tête.
— Pourquoi les autres fées en auraient-elles après moi ?
— Parce que tu es mon arrière-petite-fille.
Déjà, il se levait : je n’en saurais pas plus.
Il m’a de nouveau enlacée et embrassée (les fées sont des êtres très tactiles). Puis il a quitté le bar, sa canne à la main. Pas une seule fois je ne l’avais vu s’en servir pour marcher. Pourtant, il ne s’en séparait jamais. Y cachait-il un poignard ? À moins que ce ne soit une baguette magique version XXL ? Ou les deux ? J’aurais bien aimé qu’il reste un peu plus longtemps ou, du moins, qu’il me fournisse un bulletin d’alerte un peu plus détaillé.
— Mademoiselle Stackhouse ? m’a hélée une voix masculine. Pourriez-vous nous apporter deux autres bières et des beignets ?
Je me suis tournée vers Lattesta.
— Bien sûr. Avec plaisir, lui ai-je répondu, affichant un sourire de commande. Petite ou grande portion, pour les beignets ?
— Petite, s’il vous plaît.
— Un bien bel homme, a commenté Sara Weiss, en désignant du menton la porte que Niall venait de franchir.
Weiss commençait à ressentir les effets des deux demis qu’elle venait de siffler.
— Et qui ne passe pas inaperçu, a-t-elle renchéri. C’est un étranger ? Un Européen, peut-être ?
— C’est vrai qu’il n’a pas l’air d’ici, ai-je reconnu, en récupérant les bouteilles de bière vides pour aller en chercher des pleines, mon sourire commercial toujours vissé aux lèvres.
Puis Catfish, le boss de mon frère, a renversé un rhum-Coca d’un coup de coude, et j’ai dû faire venir D’Eric pour qu’il nettoie la table et passe la serpillière.
Après ça, deux crétins qui étaient allés au lycée avec moi n’ont rien trouvé de mieux que de se taper dessus pour savoir qui, des deux, avait le meilleur chien de chasse. Sam a même été obligé d’intervenir. Bizarrement, il n’a eu aucun mal à leur faire entendre raison. En révélant sa double nature, il avait gagné un surcroît de respect – c’était ce qu’on pouvait appeler un bonus inattendu !
La grande majorité des discussions, au bar, ce soir-là, tournaient autour de la mort de Crystal. L’idée qu’elle était une panthère-garou avait fini par faire son chemin dans les esprits. Environ la moitié des clients croyaient qu’elle avait été tuée justement à cause de ça. L’autre moitié pensait que les mœurs dissolues de ma belle-sœur faisaient un mobile tout trouvé. Pour la plupart d’entre eux, Jason était coupable. Certains compatissaient. D’autres, qui avaient eu vent de la réputation de Crystal, trouvaient que mon frère avait bien des excuses. Presque tous ne pensaient à Crystal qu’en fonction de la culpabilité ou de l’innocence de mon frère. La façon dont elle était morte, voilà le seul souvenir qu’on garderait d’elle. Je trouvais ça plutôt triste, quant à moi.
J’aurais dû aller voir Jason. Mais je n’avais même pas le courage de l’appeler. Ni l’envie. Le comportement de mon frère, ces derniers mois, avait tué quelque chose en moi. Jason avait beau être la seule famille qui me restait, j’avais beau l’aimer et il avait beau se décider enfin à grandir un peu, je ne me sentais plus obligée de le soutenir dans toutes les épreuves que sa vie de patachon lui réservait. Ça ne faisait pas de moi une très bonne chrétienne, je sais. Quoique je ne sois pas particulièrement douée pour les débats théologiques, je me demandais parfois si, dans les moments les plus critiques de mon existence, je n’avais pas eu qu’une alternative : être une mauvaise chrétienne ou mourir.
Chaque fois, j’avais choisi la vie.
Est-ce que j’avais une juste vision des choses ? N’y avait-il pas un autre point de vue qui aurait pu m’éclairer ? Mais à qui m’adresser pour le demander ? J’ai essayé d’imaginer la tête du pasteur si je l’interrogeais :
— Est-ce qu’il vaut mieux poignarder quelqu’un pour se protéger ou est-ce qu’il vaut mieux se faire tuer ? Est-ce qu’il vaut mieux rompre une promesse faite devant Dieu ou refuser de réduire en miettes la main d’un ami ?
C’étaient là des choix qu’il m’avait fallu faire. Peut-être que je m’étais mis Dieu à dos. Ou peut-être qu’en me protégeant, je n’avais fait qu’accomplir Sa volonté. Je n’en avais vraiment pas la moindre idée et je n’avais pas l’esprit assez profond pour aller y pêcher la bonne réponse, si elle existait.
Si mes clients avaient deviné à quoi je pensais pendant que je les servais ! Ça les aurait sans doute fait bien rigoler. Ils n’imaginaient sûrement pas que je m’inquiétais pour l’état de mon âme. S’ils l’avaient su, beaucoup m’auraient sans doute dit que tout était dans la Bible et que je n’avais qu’à la lire plus attentivement pour trouver les réponses à mes questions. Ça n’avait pas très bien marché pour moi, jusque-là, mais je ne désespérais pas.
J’ai cessé de tourner en rond dans ma tête et j’ai déplié mes antennes pour donner à mon pauvre cerveau stressé l’occasion de décompresser.
Sara Weiss pensait que j’étais une jeune femme un peu simple, et elle estimait que j’avais une chance incroyable de posséder ce qu’elle considérait comme un don. Elle croyait tout ce que Lattesta lui avait raconté sur ce qui s’était passé à La Pyramide de Gizeh, car, sous sa façon pragmatique d’appréhender la vie, se cachait un petit côté mystique. Lattesta pensait lui aussi qu’il n’était pas impossible que je sois médium. Il avait écouté avec le plus grand intérêt le rapport qu’on lui avait fait des premiers interrogatoires menés à Rhodes et, maintenant qu’il m’avait rencontrée, il en était arrivé à croire que les premiers témoins interrogés avaient dit la vérité. Il voulait savoir ce que je pouvais faire pour mon pays et pour sa carrière. Est-ce qu’il aurait une promotion, s’il parvenait à gagner suffisamment ma confiance pour devenir mon coach, tout le temps que je serais au service du FBI ? S’il réussissait à obtenir également l’aide de mon complice, son ascension promettait d’être fulgurante. Il serait muté au siège, à Washington. Ce serait la gloire !
« Et si je demandais à Amélia de leur jeter un sort ? » ai-je songé. Mais c'aurait été de la triche, non ? Après tout, je n’avais pas affaire à des Cess, juste à des gens ordinaires qui faisaient leur boulot. Ils n’avaient rien contre moi. En fait, Lattesta pensait même qu’il me rendrait un fier service en me sortant de ce trou perdu pour me catapulter avec lui sur la scène nationale ou, du moins, dans les hautes sphères du FBI.
Comme si ça m’intéressait !
Tout en continuant à faire ce pour quoi j’étais payée, souriant et papotant aimablement avec les habitués, j’ai essayé d’imaginer ce que ce serait de quitter Bon Temps pour suivre Lattesta. On mettrait un test quelconque au point pour mesurer la précision de mes indications. Quand on aurait découvert les limites de mes capacités, on se contenterait de m’emmener sur des sites où il se serait passé des trucs terribles pour que je puisse trouver des survivants. Ou bien on m’enfermerait dans une pièce avec des agents du renseignement d’autres pays ou avec des citoyens américains soupçonnés d’horribles crimes. On me demanderait de dire si ces gens avaient commis ou non les forfaits dont le FBI les accusait. Je serais peut-être obligée de côtoyer des poseurs de bombe, des tueurs en série, des psychopathes. J’imaginais déjà ce que ça devait être de lire dans les pensées de ces détraqués. Ça me rendait malade rien que d’y penser.
Cependant, les informations que je collecterais se révéleraient peut-être d’une aide précieuse. Je pourrais sauver des vies ou – qui sait ? – découvrir, longtemps à l’avance, des projets de destruction massive et donc empêcher des attentats, des massacres...
Tout en posant deux bières et un Coca-fraise sur mon plateau, j’ai secoué la tête. Je délirais. J’allais trop loin. Tout ça pourrait se produire, oui. Pourrait. Un tueur en série pourrait penser à l’endroit où il avait enterré ses victimes juste au moment où je me trouvais en face de lui. Mais, par expérience, je savais que les gens pensaient rarement : « Oui, j’ai enterré ce cadavre au 1228 Clover Avenue sous les rosiers » ou : « Ce fric que j’ai volé est en sécurité sur le compte numéro 12345 à la Banque nationale suisse » et encore moins : « Je vais faire sauter l’immeuble XYZ le 4 mai et mes six complices sont... »
Certes, je réussirais peut-être à faire un peu de bien autour de moi. Mais, quoi que je parvienne à accomplir, jamais je ne pourrais répondre aux attentes du gouvernement. Et plus jamais je ne serais libre. Je ne croyais pas qu’on me mettrait en cellule ou un truc de ce genre – je ne suis pas parano à ce point-là. Mais je ne pensais pas que je pourrais vivre ma vie comme je l’entendais sans avoir de comptes à rendre à personne.
Alors, au risque de passer, une fois de plus, pour une mauvaise chrétienne ou, du moins, pour une mauvaise américaine, j’ai décidé que je ne quitterais jamais Bon Temps de mon plein gré avec l’agent Weiss, ni avec l’agent spécial Lattesta. Je préférais encore être la femme d’un vampire. C’est dire.